Les pays d’Asie du Sud considèrent de plus en plus l’eau comme un atout stratégique plutôt que comme une ressource partagée
Nombre des plus grands fleuves du monde prennent leur source dans l’Himalaya ou sur le plateau tibétain. Crédit : JudeMakesMaps
Dans une décision sans précédent, l’Inde a récemment suspendu le Traité des eaux de l’Indus de 1960 conclu avec le Pakistan, invoquant le terrorisme transfrontalier. Cette mesure s’inscrit dans une série d’escalades entre les deux pays, aujourd’hui proches d’un état de guerre.
Cette suspension illustre une tendance régionale croissante : les pays d’Asie du Sud considèrent de plus en plus l’eau comme un actif stratégique plutôt qu’une ressource partagée, dans un contexte de méfiance accrue, de stress climatique et de rivalités géopolitiques.
La région abrite près d’un quart de la population mondiale et dépend de vastes fleuves transfrontaliers alimentés par les glaciers himalayens – ce que l’on surnomme le « troisième pôle » des réserves d’eau douce. Un échec de la diplomatie de l’eau pourrait provoquer un effondrement environnemental, des crises humanitaires et une instabilité géopolitique. L’instrumentalisation de l’eau doit être traitée d’urgence comme une question de justice climatique mondiale.
Un point de tension a éclaté en août 2024, lorsque des inondations dévastatrices ont touché près de 5,8 millions de personnes au Bangladesh. Certains responsables bangladais ont accusé l’Inde d’avoir libéré un excès d’eau d’un grand barrage en amont sans avertissement préalable. L’Inde a nié toute responsabilité, invoquant des pluies extrêmes et des opérations normales du barrage. L’incident a ravivé des tensions anciennes entre les deux pays.
À cela s’ajoute la récente autorisation par la Chine de construire le plus grand projet hydroélectrique du monde sur le fleuve Yarlung Tsangpo, au Tibet, qui devient le Brahmapoutre en Inde. Ce projet titanesque alimente les craintes quant à la capacité de Pékin à contrôler le cours du fleuve en amont, et aux risques écologiques pour l’Inde et le Bangladesh situés en aval.
La Chine n’a signé aucun accord formel de partage des eaux avec ses voisins, mais sa présence croissante dans les infrastructures hydriques régionales marque un tournant majeur dans la géopolitique fluviale de l’Asie du Sud et de l’Est.
Le changement climatique aggrave la situation
Les tendances climatiques récentes rendent les fleuves transfrontaliers de plus en plus sujets à des tensions géopolitiques. Ces tendances incluent la fonte accélérée des glaciers, l’irrégularité des moussons et l’intensification des événements climatiques extrêmes.
Si la fonte des glaciers augmente temporairement le débit des fleuves, les perspectives à long terme sont sombres. Si les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement se poursuivent, de nombreux fleuves alimentés par les glaciers – l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre – pourraient voir leurs débits chuter drastiquement d’ici la fin du siècle. Des centaines de millions de personnes qui en dépendent seraient directement touchées.
La crise est aggravée par les changements rapides dans l’Himalaya, qui se réchauffe plus vite que la moyenne mondiale, avec une transformation des chutes de neige en pluie. Cela perturbe le calendrier et le volume de l’eau qui s’écoule des montagnes vers les plaines agricoles et les centres urbains.
Parallèlement, l’extraction non durable des eaux souterraines pousse les réserves d’eau du sous-sol vers l’effondrement, menaçant la sécurité alimentaire et l’accès à l’eau dans toute l’Asie du Sud.
Un précédent dangereux
L’effondrement ou la suspension du Traité des eaux de l’Indus pourrait créer un précédent très dangereux. Le danger ne réside pas tant dans une éventuelle coupure des flux par l’Inde – hypothèse peu probable et techniquement difficile – que dans l’érosion de la confiance, de la transparence et du partage des données.
L’un des éléments les plus précieux du traité est l’échange régulier de données sur les niveaux d’eau, les débits des rivières et les opérations des barrages. Le Pakistan dépend de ces données pour prévoir les inondations et les sécheresses, planifier son irrigation, produire de l’hydroélectricité efficacement et gérer son eau potable. Or, l’Inde laisse entendre qu’elle n’honorera plus ces engagements.
Mais les tensions hydriques de l’Inde ne se limitent pas au Pakistan. Le Bangladesh et le Népal se sont souvent sentis mis à l’écart ou soumis à des pressions dans les négociations. Le fait que l’Inde envisage désormais de reconsidérer certains traités anciens alarme ces deux pays.
C’est particulièrement préoccupant à l’approche de l’échéance en 2026 du Traité des eaux du Gange : ce fleuve traverse l’Inde et irrigue une grande partie du Bangladesh, auquel le traité garantit un débit minimal.
D’autres accords clés – comme le Traité de la Mahakali et l’accord sur la rivière Kosi avec le Népal, ou encore l’accord sur le partage des eaux du Teesta avec le Bangladesh – restent en grande partie inappliqués, nourrissant la méfiance. Ces échecs minent la crédibilité de la diplomatie régionale de l’eau et remettent en cause l’engagement de l’Inde en faveur d’une coopération équitable.
Cette situation est aggravée par le fait que l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh continuent tous d’utiliser des méthodes d’irrigation obsolètes, qui entraînent une consommation excessive d’eau. Face au changement climatique qui intensifie les inondations, les sécheresses et la fonte glaciaire, une réforme urgente des traités existants est nécessaire pour refléter les réalités climatiques, hydrologiques et géopolitiques actuelles.
Une opportunité à saisir pour la gouvernance de l’eau
Le Traité de l’Indus, négocié dans les années 1960, avant l’essor des sciences du climat modernes, ne prend plus en compte les mutations actuelles. La plupart des accords de la région restent fondés sur une approche technocratique et centrée sur l’ingénierie, inadaptée à la variabilité climatique extrême et à ses effets en cascade.
L’échéance prochaine du Traité du Gange et les négociations en suspens autour d’autres bassins fluviaux représentent une occasion cruciale de repenser la gouvernance de l’eau en Asie du Sud.
Si l’Indus traverse d’abord l’Inde avant d’atteindre le Pakistan, dans d’autres bassins – comme celui du Brahmapoutre – l’Inde se trouve en aval, et dépend donc de la coopération de la Chine en amont.
Saper le traité de l’Indus pourrait affaiblir la position diplomatique de l’Inde dans les négociations futures, détériorer ses relations avec le Népal et le Bangladesh, et renforcer l’influence chinoise sur la politique hydrique de l’Asie du Sud. La Chine étend déjà son empreinte en accordant des milliards de dollars de prêts au Bangladesh et en consolidant ses liens avec le Népal, notamment autour des infrastructures hydrauliques.
L’arme de l’eau est un pari risqué qui pourrait se retourner contre ses utilisateurs. L’affaiblissement de la diplomatie de l’eau en Asie du Sud ne constitue pas seulement une menace régionale : c’est un danger pour la sécurité climatique mondiale.
Face à l’aggravation des impacts du changement climatique et à la multiplication des catastrophes, actualiser les accords transfrontaliers – tels que le Traité de l’Indus, le Traité du Gange, et les accords sur le Kosi et le Teesta – n’est plus une option, mais une nécessité urgente, dont les conséquences sont immenses.
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